Le pic de Nore est un cailloux venteux, qui domine à 1211 mètres la montagne Noire, aux confins du Tarn et de l'Aude. Là haut, c'est toujours frais et venteux. Tramontane, Vents d'Autan et Marin s'y bataillent livrant les sommets à une perpétuelle guerre des tempêtes. Pour vivre dans ce coin là, il faut en vouloir et il n'y a d'ailleurs là haut qu'une station météo qui résiste aux coups de butoirs des grands souffles de la nature.
C'est dans ce coin que ce sont rassemblés, durant la seconde guerre mondiale, des maquis glorieux, composés de réfugiés, de rescapés et de nos frères, les anarchistes espagnols. Ils ont tenu la dragée haute aux allemands et leurs ont flanqué de sacrées dérouillées. C'est de ces montagnes qu'ils sont descendus en 1944 pour libérer les principales villes de la région…
Pour vivre là, il faut avoir du courage…
Quand on vient de Carcassonne, que l'on a passé Salsigne et sa vallée souillée par le cyanure, la montagne commence à se dévoiler. les routes se rétrécissent, les villages se blottissent, la chaleur de la plaine s'estompe.
Castans est le dernier village, au bout de la route. C'est comme une impasse. Après de nombreux lacets, on arrive sur ce cul de sac. A ta gauche, un petit cimetière surélevé et un petit parking. Quelques maisons suivent où se mélangent là de vieux habitants du coin et des néo ruraux rescapés de bien des aventures. De l'utopiste communautaire à l'ancien toxico, du partisan du grand soir à celui qui est revenu de tout…
Gilles habitait au bout d'un chemin, à l'écart du village. Il fallait pour rejoindre son havre parcourir plus d'un kilomètre d'un chemin abîmé, coupé par un ruisseau, dont les cailloux qui le bornaient, s'effilochaient les uns après les autres et dont les murets rejoignaient, jour après jour, le cahot des ornières.
Il s'était planté là, un jour d'hiver, dans un ancien abri de berger. Il avait atterri dans cette masure difforme, avec 10 cm de neige aux pieds Son seul confort était un four à fuel auprès duquel il avait passé ses journées blotti pour ne pas crever de froid.
La bicoque n'avait aucun autre confort. Pas d'eau, pas d'électricité, pas d'appareils ménagers... Rien... Plus tard, les choses s'amélioreraient... Les potes amenèrent quelques bibelots, et, vers la fin, un groupe électrogène. En attendant, il s'éclairait à la bougie. Ses rations étaient dans un garde manger en bois. Lorsque nous descendions là bas, armés d'hectolitres de Pastis, nous déversions nos victuailles sur la table et après de nombreuses libations, nous nous répandions là où nous pouvions, pour cuver notre alcool. Il y avait une sorte de grenier ouvert où étaient posés au sol de vieux matelas. On s'y retrouvait entremêlés, à deux doigts des étoiles, les mains d'une fille enserrés dans nos doigts…
Gilles étaient un ancien de Peugeot. Il avait fuit l'usine. A Sochaux-Montbéliard, l'usine prenait les vies. Elle te happait au sortir de l'école et te marquait à la chaîne. Paysans du Doubs, immigrés d'Afrique du nord ou de l'ex-Yougoslavie, fils de mineurs... Tout était bon pour engraisser le moloch. L'usine «moderne» écrasait, par des cadences de plus en plus intenses, les doigts des ouvriers, les nerfs des ouvriers, les rêves des ouvriers. Le moindre de tes soupirs était quantifié, codifié et anéanti. L'usine englobait tout et pour assurer sa puissance, elle avait construit le stade de foot au cœur de son antre. Elle pouvait tout se permettre et donner sa part d'illusion à l'ouvrier, la part du pauvre, la partie de foot…
L'usine c'était aussi la répartition militaire des tâches. Les petits chefs, le syndicat facho (le SIA), les œuvres de «bienfaisance», la retraite au dernier moment, lorsque tu es bien cassé, juste plus bon qu'à crever. L'usine, c'était le bruit, les blessures, les reins bousillés, les mains ravagées. L'usine, c'était aussi les sabotages conscients, les vis mal calibrées, les fautes de montages, les finitions pas finies...
L'usine c'était tout pour ces salauds de riches, ceux qui gouvernent, ceux qui font les lois, ceux qui nous dictent leur morale, ceux qui, de tout temps, pendent et tuent, ceux qui croient à la vertu soldatesque, ceux qui nous aiment soumis, ceux qui nous méprisent…
A l'aube des années 80, Gilles s'était barré de là. Il avait été le plus loin possible se terrer dans cette tanière, au fond de la montagne, au bout du chemin. Il voulait vivre sans contrainte, goûter la liberté que les puissants nous volent, se reposer aux gré des saisons, en écoutant le vent se lover entre les arbres, en cueillant les champignons que le soleil faisait se lever, en descendant se rafraîchir au fil de l'eau du ruisseau. Gilles a tenté d'oublier le monde, notre monde mécanique, modernement ennuyeux, cruellement sanguin. Gilles parlait peu, l'usine lui avait asséché la parole. Il avait ses amis avec qui il partageait tout et sa plus grande richesse, son sourire d'ouvrier que les années d'usine n'avaient pas réussi à effacer. Un sourire timide, discret, sincère... Un de ces trucs que n'auront jamais les riches.
Gilles buvait beaucoup. C'était comme s'il ne parvenait pas, malgré tout, à oublier l'horreur industrielle qu'il avait subi... La galère du monde du travail... Un monde de merde…
Gilles s'est éteint il y une trentaine de mois... De maladie, d'usine, d'alcool, de vie volée... Il est enterré dans le petit cimetière de Castans, celui qui nous donne le bonjour en arrivant, à gauche, au village. Loin, très loin des fureurs de l'usine et de ses copeaux rougis.
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