mardi 21 février 2012

Promenades urbaines


Au fil de l'eau


Roger regardait couler le fleuve. Accoudé au petit mur de pierres qui dominait les quais, il s'était arrêté là, depuis quelques minutes, et se laissait bercer par le rythme lent et régulier du fleuve. Il faisait nuit, les gens couraient ça et là, cherchant, après le travail, à rejoindre, au plus vite, leurs petites alcôves. Il brouillassait continuellement depuis deux longues journées, sur la ville qui se terrait dans cette froideur de mort qui annonce les grands hivers.

Roger n'y faisait pas attention. Il ne regardait pas les gens, ni leurs petits tracas. Il ne s'accrochait plus depuis déjà longtemps aux petites catastrophes quotidiennes, aux dents de lait, aux dents de haine. Il avait grandi subitement, dépassé le plafond des vivants, vaincu les tourments. Ses quarante années lui pesaient des siècles, et il regardait le fleuve manger l'eau des nuages. Ses habits étaient détrempés, ses chaussures se noyaient dans une flaque d'eau de plus en plus importante, mais lui, il ne s'en souciait guère. Il voulait sentir, comprendre et se lover dans le temps.

Bien souvent, avant, il s'était dit, qu'un jour, il trouverait le courage de franchir le parapet, de faire un grand plouf, et de disparaître ainsi dans le lit profond du fleuve. Mais, il avait peur du froid, de la suffocation et du néant. Alors, lorsque ça n'allait pas, il s'accoudait là, au cœur de la ville, à deux pas des lumières et regardait les eaux troubles, noires, s'encanailler avec les berges boueuses.

Deux, trois canards, une poule d'eau barboteuse et un chien perdu, gémissant au couchant, venaient, parfois, rompre l'harmonie de l'instant On aurait dit que Roger attendait patiemment l'instant où toutes les lumières s'éteindraient, où tout le monde se coucherait, où le fleuve, lui-même, s'envelopperait de silence.

Le vent, par rapides saccades, faisait vibrer les flots et il se formait alors, quantité de petites vagues qui venaient s'échouer sur les bords touffus d'herbe du fleuve. Avec les lumières de la ville, de la lune et des dieux, ça faisait mille reflets, comme une feu d'artifice donné.

Un jour, un autre jour que celui-ci, mais tout aussi pluvieux, avec la brume aux aguets, Roger, dont les yeux déjà vieux, se mouillaient tout le temps, Roger s'est mis à s'écouler peu à peu...

Il regardait le fleuve ; les gens le croisaient sans le voir seulement, et ses chaussures se remplissaient d'eau et d'eau encore. Un jour, on retrouva deux chaussures arrêtées à la croisée des quais, et un filet d'eau qui s'en échappait pour, le long d'une rigole, se noyer dans le fleuve...

samedi 18 février 2012

Cendres...

La dispute avait démarré de façon abrupte. Ils étaient dans la rue, le soir, à la sortie d'un bar. Tout s'était déclenché autour d'une remarque banale qui avait pris rapidement une ampleur démesurée. Ces deux là s'aimaient tellement que ce grain de sable dans leur machine amoureuse avait vite enclenché un cataclysme.
Ils étaient place de la Résistance, l'un face à l'autre, en train de se dire des choses qui, finalement, dépassaient largement leurs pensées. Ils parlaient fort, s'en se soucier des alentours. D'ailleurs, à cette heure avancée de la soirée, la place était déserte.

Soudain, elle s'était retournée et avait fui. Elle était partie à pas rapide, fendant la nuit. Il était resté seul, hébété et, petit à petit, avait commencé à se mouvoir dans le sens opposé de sa dulcinée. Une vive brûlure lui tordit alors soudainement le ventre.

Il pris son portable, puis le rangea immédiatement. Il le ressorti vivement, à peine une cinquantaine de mètres parcourus. Il l'appela, tout fébrile, tremblant de tout son être. Mais il tomba sur la messagerie. Alors, il s'arrêta et se retourna. Elle avait garé sa voiture du coté de la cathédrale. Il fallait absolument qu'il la rattrape et qu'ils s'expliquent ! Qu'il lui dise que cela n'était rien, ne valait rien, que seul leur amour comptait.
Il se mit à courir, de plus en plus vite, à travers les rues de la ville, à travers la nuit. Son ventre le brûlait de plus en plus et son cœur battait de plus en plus dans sa poitrine. Son cerveau était en ébullition.
Il couru ainsi de longues minutes à travers les ruelles et s'arrêta soudainement en s'apercevant qu'il avait dépassé de peu le parvis de la cathédrale. Il se dirigea alors d'un pas vif et déterminé vers le monument.
Son ventre était en ébullition. Arrivé sur le parvis, il s'arrêta une nouvelle fois. Il était figé, ses jambes lourdes, ses bras ballants, immobilisé ainsi soudainement. Son ventre bouillonnait. Il se mit à gonfler et à devenir lumineux, d'un jaune très vif zébré de saillies rouges. De la fumée sortie peu à peu de ses pores et tout devint incandescent. Il voulu crier mais ne pu le faire. Son corps se consumait entièrement et son être était entièrement dévoré. En peu de temps, il devint brasier, torche humaine, lumière intense dans la nuit. En peu de temps, il devint cendres, inutiles, en train de se répandre sur le parvis.

Elle arriva à ce moment, marchant, en colère, fuyant sa déception. Elle fumait rageusement une cigarette . Elle passa sur les cendres et y déposant, machinalement, des cendres de sa cigarette. 

Elle rejoignit sa voiture qui était garée non loin de là. Elle ne la démarra pas tout de suite car elle fondit en larme sur son volant. Elle constata qu'elle avait un appel de lui sur son portable et se rassura avec cela.

Demain, elle l’appellerait et tout serait mieux.
Demain...

mardi 14 février 2012

Un de ces trucs que n'auront jamais les riches.

Le pic de Nore est un cailloux venteux, qui domine à 1211 mètres la montagne Noire, aux confins du Tarn et de l'Aude. Là haut, c'est toujours frais et venteux. Tramontane, Vents d'Autan et Marin s'y bataillent livrant les sommets à une perpétuelle guerre des tempêtes. Pour vivre dans ce coin là, il faut en vouloir et il n'y a  d'ailleurs là haut qu'une station météo qui résiste aux coups de butoirs des grands souffles de la nature.

C'est dans ce coin que ce sont rassemblés, durant la seconde guerre mondiale, des maquis glorieux, composés de réfugiés, de rescapés et de nos frères, les anarchistes espagnols. Ils ont tenu la dragée haute aux allemands et leurs ont flanqué de sacrées dérouillées. C'est de ces montagnes qu'ils sont descendus en 1944 pour libérer les principales villes de la région…

Pour vivre là, il faut avoir du courage…

Quand on vient de Carcassonne, que l'on a passé Salsigne et sa vallée souillée par le cyanure, la montagne commence à se dévoiler. les routes se rétrécissent, les villages se blottissent, la chaleur de la plaine s'estompe.

Castans est le dernier village, au bout de la route. C'est comme une impasse. Après de nombreux lacets, on arrive sur ce cul de sac. A ta gauche, un petit cimetière surélevé et un petit parking. Quelques maisons suivent où se mélangent là de vieux habitants du coin et des néo ruraux rescapés de bien des aventures. De l'utopiste communautaire à l'ancien toxico, du partisan du grand soir à celui qui est revenu de tout…

Gilles habitait au bout d'un chemin, à l'écart du village. Il fallait pour rejoindre son havre parcourir plus d'un kilomètre d'un chemin abîmé, coupé par un ruisseau, dont les cailloux qui le bornaient, s'effilochaient les uns après les autres et dont les murets rejoignaient, jour après jour, le cahot des ornières.

Il s'était planté là, un jour d'hiver, dans un ancien abri de berger. Il avait atterri dans cette masure difforme, avec 10 cm de neige aux pieds Son seul confort était un four à fuel auprès duquel il avait passé ses journées blotti pour ne pas crever de froid.

La bicoque n'avait aucun autre confort. Pas d'eau, pas d'électricité, pas d'appareils ménagers... Rien... Plus tard, les choses s'amélioreraient... Les potes amenèrent quelques bibelots, et, vers la fin, un groupe électrogène. En attendant, il s'éclairait à la bougie. Ses rations étaient dans un garde manger en bois. Lorsque nous descendions là bas, armés d'hectolitres de Pastis, nous déversions nos victuailles sur la table et après de nombreuses libations, nous nous répandions là où nous pouvions, pour cuver notre alcool. Il y avait une sorte de grenier ouvert où étaient posés au sol de vieux matelas. On s'y retrouvait entremêlés, à deux doigts des étoiles, les mains d'une fille enserrés dans nos doigts…

Gilles étaient un ancien de Peugeot. Il avait fuit l'usine. A Sochaux-Montbéliard, l'usine prenait les vies. Elle te happait au sortir de l'école et te marquait à la chaîne. Paysans du Doubs, immigrés d'Afrique du nord ou de l'ex-Yougoslavie, fils de mineurs... Tout était bon pour engraisser le moloch. L'usine «moderne» écrasait, par des cadences de plus en plus intenses, les doigts des ouvriers, les nerfs des ouvriers, les rêves des ouvriers. Le moindre de tes soupirs était quantifié, codifié et anéanti. L'usine englobait tout et pour assurer sa puissance, elle avait construit le stade de foot au cœur de son  antre. Elle pouvait tout se permettre et donner sa part d'illusion à l'ouvrier, la part du pauvre, la partie de foot…

L'usine c'était aussi la répartition militaire des tâches. Les petits chefs, le syndicat facho (le SIA), les œuvres de «bienfaisance», la retraite au dernier moment, lorsque tu es bien cassé, juste plus bon qu'à crever. L'usine, c'était le bruit, les blessures, les reins bousillés, les mains ravagées. L'usine, c'était aussi les sabotages conscients, les vis mal calibrées, les fautes de montages, les finitions pas finies...
L'usine c'était tout pour ces salauds de riches, ceux qui gouvernent, ceux qui font les lois, ceux qui nous dictent leur morale, ceux qui, de tout temps, pendent et tuent, ceux qui croient à la vertu soldatesque, ceux qui nous aiment soumis, ceux qui nous méprisent…

A l'aube des années 80, Gilles s'était barré de là. Il avait été le plus loin possible se terrer dans cette tanière, au fond de la montagne, au bout du chemin. Il voulait vivre sans contrainte, goûter la liberté que les puissants nous volent, se reposer aux gré des saisons, en écoutant le vent se lover entre les arbres, en cueillant les champignons que le soleil faisait se lever, en descendant se rafraîchir au fil de l'eau du ruisseau. Gilles a tenté d'oublier le monde, notre monde mécanique, modernement ennuyeux, cruellement sanguin. Gilles parlait peu, l'usine lui avait asséché la parole. Il avait ses amis avec qui il partageait tout et sa plus grande richesse, son sourire d'ouvrier que les années d'usine n'avaient pas réussi à effacer. Un sourire timide, discret, sincère... Un de ces trucs que n'auront jamais les riches.

Gilles buvait beaucoup. C'était comme s'il ne parvenait pas, malgré tout, à oublier l'horreur industrielle qu'il avait subi... La galère du monde du travail... Un monde de merde…

Gilles s'est éteint il y une trentaine de mois... De maladie, d'usine, d'alcool, de vie volée... Il est enterré dans le petit cimetière de Castans, celui qui  nous donne le bonjour en arrivant, à gauche, au village. Loin, très loin des fureurs de l'usine et de ses copeaux rougis.

Aux détours des années quatre vingt...

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